Diapason est un « think tank » qui veut poser des questions, nourrir le débat, valoriser les initiatives et favoriser l’innovation socio-économique et politique pour le développement de Madagascar.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du think tank.
Nos valeurs
- Boussole / Cap
- Indépendance politique
- Multiculturel
- Vision à long terme
- Trait d’union entre savoir et pouvoir
- Éducation
- Recul nécessaire
- Liberté d’action
- Disruptif
Bonne lecture !
Dans des contextes institutionnels fragiles comme celui de Madagascar, la peur de la rétaliation constitue un facteur structurant des pratiques professionnelles, en particulier dans les domaines techniques, administratifs ou artistiques. Elle ne relève pas d’une perception individuelle isolée, mais d’un phénomène systémique, alimenté par des rapports de pouvoir opaques, des réseaux d’allégeance informels, et un climat de défiance généralisée. Elle s’exprime dans le silence contraint, la prudence de façade, l’autocensure intériorisée.
Cette réalité s’est cristallisée chez moi de manière aiguë à la suite d’un évènement où, dans un moment de désaccord dans un groupement, j’ai tenu des propos critiques à l’égard de la gouvernance en charge, dénonçant une forme de complaisance et d’incompétence. L’épisode aurait pu rester anecdotique, mais il a ouvert un cycle de tensions et de repositionnements. J’avais en effet déjà pratiqué et évolué dans la discrétion loin de ce groupe depuis plusieurs années. Ma sortie du silence aurait pu être le déclenchement d’une énième croisade.
Mais ce moment a agi comme un révélateur : celui d’un choix latent entre deux postures. Continuer à faire la Don Quichotte, à lutter frontalement contre les vents contraires, posture noble mais usante. Ou bien assumer une forme de recentrage, de « misitaka (retrait volontaire, repli stratégique), motivé non par la peur, mais par la nécessité de préserver un équilibre mental, professionnel et éthique. Cette décision, loin d’être un renoncement, m’a permis d’agir différemment, avec discernement, en dehors des lieux d’exposition immédiats.
Durant tout un trimestre, cette tension m’a poussée à m’interroger sur les fondements mêmes de ces dynamiques sociales : pourquoi l’isolement survient-il précisément quand la parole devient claire ? Pourquoi les alliances se délient-elles lorsqu’on s’attend à du soutien ? Et pourquoi l’engagement semble-t-il toujours devoir se payer, même symboliquement ? L’exercice de la pensée m’a amenée, par un cheminement presque logique – voire algorithmique – vers les théories décoloniales. L’IA elle-même, consultée pour clarifier ces mécanismes, m’a orientée sans détour vers Fanon, Dussel, Cabral, et d’autres voix critiques du Sud global. Une ironie bien contemporaine.
Après le Sommet de la COI, qui s’est tenue dans une région occidentale de l’Océan Indien – façonnée par des héritages très francophones -, il semble d’autant plus nécessaire de suspendre l’agitation, de prendre du recul, et de réfléchir à nos états d’âme avant de repeindre les façades sur des tons jaunâtres proche du tsokoko. Car sans ce travail souterrain, sans cette lucidité sur ce que nous traversons collectivement, toute stratégie n’est que replâtrage.
Cette dynamique s’est accentuée après mon abrogation il y a maintenant 4 ans. Ça aurait été pire mais c’était assez dégeu tout de même : harcèlement insidieux, mise à l’écart, soupçons orchestrés, diffamation. Très rapidement, la dissonance s’est traduite par une forme d’invisibilisation puis d’isolement, y compris parmi les cercles supposés alliés. Certains, bien qu’en accord sur le fond, ont préféré s’éloigner, mus par la peur de compromettre leur propre avenir professionnel. Ces réactions ont révélé à quel point l’engagement sans filet reste une posture coûteuse, même (et surtout) dans les espaces où l’on pensait bénéficier d’un soutien. La perte de statut formel s’accompagne alors d’un glissement vers une zone d’exposition accrue, où les mécanismes de disqualification se déploient à bas bruit.
Ce type de trajectoire résonne fortement avec la pensée de Frantz Fanon, notamment dans Les Damnés de la Terre, où il décrit les effets persistants de la violence symbolique dans les sociétés post-coloniales. Fanon insiste sur la manière dont les structures de domination se perpétuent au sein même des élites locales, et sur la charge psychique imposée à celles et ceux qui refusent de s’y conformer. Il note avec acuité : « L’intellectuel colonisé apprend à marcher dans les mots de l’autre, à se méfier de sa propre voix. »
Dans de tels contextes, certains sachants choisissent un repositionnement discret, sans pour autant se désengager.
Ce détachement actif rappelle la leçon de la Bhagavad Gita : “Tu as droit à l’action, mais non à ses fruits.” Le recentrage sur l’éthique du travail, sans quête de reconnaissance immédiate, devient une manière de préserver l’essentiel. Le Dao De Jing de Laozi éclaire aussi cette posture : “Celui qui sait ne parle pas ; celui qui parle ne sait pas.” Une sagesse qui suggère que le silence peut aussi être stratégie. On m’a souvent parlée de « devoir de réserve » lorsque les désenchantés se sont mis à bâtir un Colisée romain dans l’enceinte du Rova en haut. Soit. Réservez-vous. Moi je parle.
Mais ce retrait, s’il se pérennise, peut ouvrir la voie à une forme de résignation généralisée. Enrique Dussel, dans son Éthique de la libération, souligne que dans les contextes post-coloniaux, l’éthique implique de répondre à l’appel des opprimés, même si cette réponse met en jeu notre propre sécurité. L’autoprotection ne saurait devenir l’horizon unique de la pratique professionnelle.
C’est là qu’intervient de manière essentielle la pensée d’Amílcar Cabral, qui propose une lecture plus collective de l’engagement. Contrairement à Fanon, dont l’analyse est parfois davantage centrée sur le trauma individuel et la violence cathartique, Cabral met l’accent sur la reconstruction politique et culturelle à travers un engagement patient, enraciné, structuré. Il évoque la nécessité pour les élites d’accomplir un suicide de classe, c’est-à-dire de rompre volontairement avec les privilèges hérités pour rejoindre les luttes du peuple, au nom d’un projet de souveraineté véritable : “Personne ne peut libérer autrui ; on se libère en agissant avec les autres.”
Résonances malgaches : entre Hasina, Fahendrena et Tolona (ceci n’est pas innocent. Je tenais à approfondir mes réflexions entre ce qui rendait nos 29 Mars insipides et ce qui nous chauffait le cœur en Mai).
Cette tension entre courage public et prudence stratégique trouve des échos dans la pensée philosophique malgache. Jean-Joseph Rabearivelo, poète tragique et visionnaire, fut l’un des premiers à incarner cette ambivalence entre loyauté culturelle imposée et affirmation individuelle. Sa posture d’intellectuel tiraillé reste emblématique.
Richard Andriamanjato, quant à lui, défendait l’idée d’un Tolona (lutte) enraciné dans une responsabilité éthique et spirituelle. Il savait que la vérité politique avait un prix, mais que le silence en avait un autre, plus insidieux encore : celui de la complicité passive.
Jean-Jacques Raharijafy, pour sa part, invitait à une fahendrena (sagesse) active, capable de discerner le moment juste pour s’exprimer, et celui où le silence peut être plus stratégique que frontal. Il liait cette sagesse au Hasina, cette autorité morale qui ne s’impose pas par le statut, mais se reconnaît collectivement. Quand le Hasina d’une parole est ignoré ou combattu, c’est alors que le retrait – temporaire ou durable – devient une forme de résistance.
À Madagascar comme ailleurs dans le Sud Global, la peur de la rétaliation n’est pas une projection. Elle est un fait. Elle contraint, dissuade, fracture les alliances. Mais elle révèle aussi d’autres formes de courage, d’endurance, et d’intelligence du réel. Elle oblige à inventer des chemins de traverse, à combiner parole et silence, action et retrait, sans jamais renoncer à cette part de responsabilité que tout engagement sincère suppose.
Bibliographie sélective (honnêtement j’en ai lu 30% et je me tâte pour aller voir le film sur Frantz Fanon par contre cela m’a pris une plombe pour finir Raharijafy resté sur ma table de chevet pendant 5 ans et j’ai adoré découvrir Cabral :
- Andriamanjato, Richard. Textes politiques et sermons publics (archives non publiées, entretiens oraux).
- Bhagavad Gita, traduction de Gandhi, Paris : Gallimard, 1986.
- Cabral, Amílcar. Unity and Struggle: Speeches and Writings, Monthly Review Press, 1979.
- Fanon, Frantz. Les Damnés de la Terre, La Découverte, 2002 [1961].
- Raharijafy, Jean-Jacques. Essais sur la sagesse malgache (inédits et extraits universitaires, Univ. de Tana, années 1980).
Joan Razafimaharo