« Tant que les Malgaches regarderont la pauvreté comme une fatalité plutôt que comme un mal profond guérissable, ils ne verront jamais ce qu’ils possèdent. »
L’économie invisible : ce que Madagascar donne au monde
Derrière l’image d’un pays classé parmi les plus pauvres de la planète, Madagascar alimente silencieusement la machine du monde :
- Ses terres rares entrent dans la fabrication de batteries pour voitures électriques,
- Son cobalt est indispensable à l’électronique,
- Son textile, cousu dans des zones franches soustraites au droit commun, habille les vitrines d’Europe,
- Ses call centers assurent, à bas coût, le service client de grandes plateformes françaises,
- Son bois de rose parfume les intérieurs huppés de Shanghai.
Mais ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. La vanille, les crevettes, les saphirs, les gènes de plantes tropicales, le thon, les gisements de gaz offshore, les potentiels en hydrocarbures… Tout indique que Madagascar est un écosystème de production intense, stratégiquement localisé, géologiquement béni, mais politiquement démobilisé. Le pays dispose de plus de 5 000 km de côtes et d’un important potentiel halieutique, comme l’indiquent plusieurs analyses sectorielles relayées par la presse spécialisée, bien que peu mises en avant dans les rapports économiques classiques.
Madagascar ne fournit pas seulement des matières premières. Il offre de la valeur ajoutée humaine. Des milliers de jeunes diplômés opèrent dans les coulisses du numérique pour des entreprises françaises, belges ou canadiennes. Le développement du secteur BPO (Business Process Outsourcing) est l’un des plus dynamiques du continent. Pourtant, il est presque invisible dans les discours nationaux.
Ce que les Malgaches voient : une société bloquée
Pendant ce temps, à quelques kilomètres des mines et des zones franches, les Malgaches se battent pour un kilo de riz. Le pays est obsédé par des mots comme : corruption, gouvernance, ethnies, Faire Nation, pauvreté. Ces termes reviennent comme des mantras dans les campagnes électorales, les sermons religieux, les discussions de taxi-be. Ils traduisent moins une analyse qu’une lassitude. Un mur invisible s’est bâti entre la valeur réelle du pays et la perception que son peuple en a.
Les articles de Diapason (L’économie fantôme d’une nation spoliée[1], Cartographie économique des communautés[2], Comprendre la situation énergétique de Madagascar[3]) le montrent très clairement : le pays produit, mais ne redistribue pas. Et surtout, le pays produit, sans que sa population ne sache à quel point elle produit.
À force d’entendre qu’elle est pauvre, la population finit par ne plus voir que la pénurie. La pauvreté est devenue une identité, non une condition modifiable. Les rapports internationaux qui classent Madagascar parmi les derniers en termes de développement humain sont diffusés sans pédagogie, sans mise en lien avec les capacités réelles du pays. Une Nation qui ne connaît pas sa richesse se condamne à accepter son appauvrissement.
Une construction sociale de l’invisibilité
Comment en est-on arrivé à ce que la population d’un pays riche en ressources se perçoive comme fondamentalement pauvre ? La réponse n’est pas conjoncturelle, elle est systémique. Tout concourt à maintenir l’opacité :
- Manque d’éducation structurante : l’école ne prépare pas à comprendre l’économie ou à analyser le pouvoir. Elle forme des individus obéissants, dépolitisés, ou tentés par la fuite. L’enseignement professionnel, déconnecté du tissu économique local, peine à intégrer les jeunes dans les chaînes de valeur modernes.
- Absence d’infrastructures : une route effondrée est aussi une idée qui ne circule pas. Sans routes, sans électricité, sans accès à Internet, les citoyens ne voient ni les lieux de richesse, ni leurs circuits de captation. 80 % des Malgaches vivent sans électricité régulière, et moins de 15 % des communes rurales sont connectées au réseau national.
- Saturation de la survie : quand 90 % de la population vit au 1er étage de la pyramide de Maslow, l’idée même de souveraineté ou de redistribution paraît abstraite. L’urgence du repas quotidien rend illisible la capture des ressources par une minorité.
Ainsi, tout est conçu pour que :
- L’on se batte contre la corruption sans voir ceux qui profitent du système
- Comme ces opérateurs qui obtiennent des contrats miniers sans appel d’offres[4],
- Ces entreprises exonérées pendant 15 à 20 ans sans contrepartie sociale[5],
- Ces plateformes d’exportation qui échappent au contrôle douanier tout en utilisant les routes construites par l’État (cf. rapports TI-MG sur la gestion logistique).
- L’on réclame de l’aide sans jamais revendiquer des comptes
- Par exemple, les contrats d’aide budgétaire signés sans débat parlementaire,
- Les dons humanitaires vantés dans les médias alors qu’ils masquent l’inaction structurelle,
- Les financements internationaux conditionnés à des réformes qui ne font qu’accentuer la dépendance,
- Le financement reçu pour des routes qui ne voient jamais le jour.
- L’on parle de pauvreté (partie visible) sans jamais parler de richesses (partie invisible)
- Comme le fait que le nickel d’Ambatovy est exporté sans transformation locale significative,
- Les pierres précieuses partent brutes vers l’Asie,
- Les zones franches textiles produisent pour de grandes marques sans que les salaires locaux dépassent 100 dollars par mois,
- Les sociétés pétrolières détiennent des blocs d’exploration sans jamais rendre compte publiquement de leur présence.
Une pauvreté organisée, alimentée de l’intérieur
Les choix politiques n’expliquent pas tout, mais ils catalysent l’appauvrissement. L’état malgache entretient une relation ambiguë avec sa propre population. Il ne la voit ni comme une priorité, ni comme une ressource. Il la gère. Il l’endigue. Il la mobilise ponctuellement en période électorale, mais ne l’équipe pas pour comprendre ou transformer son environnement. À se demander s’il ne fait pas tout pour que cette situation perdure…
L’article Madagascar – Entre rêves démocratiques et concentration croissante du pouvoir[6] revient sur cette ambivalence : le pouvoir sait. Il sait où sont les ressources. Il sait qui les accapare. Mais il ne dit rien. Il renforce même l’opacité par la complexification des lois minières, des exonérations fiscales, des zones franches peu encadrées. On y apprend, par exemple, que certaines zones franches bénéficient d’exonérations fiscales de plus de 15 ans, sans obligation de transfert de compétence, de réinvestissement d’une partie des bénéfices ainsi dégagés ou de création de valeur locale.
Le financement public est concentré sur quelques pôles urbains et non sur les zones de production. À Antananarivo, le taux d’accès aux services publics dépasse 60 %, alors qu’il reste inférieur à 5 % dans certaines régions comme Melaky ou Androy.
La minorité qui voit, la majorité qui subit
Dans les faits, moins de 2 % de la population maîtrise les rouages de l’économie nationale. Ce sont des représentants d’entreprises minières, des familles possédant des plateformes logistiques, des groupes d’intérêts transnationaux organisés autour du commerce import-export, souvent détachés des dynamiques locales. Ce sont eux qui signent les contrats, qui voyagent, qui parlent au nom du pays. Pendant ce temps, les 98 % restants subissent le quotidien sans comprendre le projet.
Le texte L’énigme et le paradoxe[7] le formule avec lucidité : « la pauvreté à Madagascar n’est pas le symptôme d’un échec, c’est le résultat d’une organisation ». Les grands ports d’exportation sont surveillés, sécurisés, connectés, pendant que les villages alentours restent sans routes carrossables.
Cette concentration du pouvoir économique renforce aussi la mainmise politique. L’argent finance les campagnes, les médias, les clientèles. Le système se reproduit. Il se raffine. Il se rend indiscutable.
Le mensonge entretenu
On dit aux Malgaches qu’ils sont pauvres, qu’ils doivent compter sur l’aide. Mais on ne leur dit jamais que cette aide est à sens unique. Que pendant qu’on leur offre un sac de riz, un contrat minier est signé sans leur accord. Que pendant qu’on leur parle de bonne gouvernance, des exonérations sont octroyées à des groupes qui ne versent aucun impôt ou presque sur des milliards d’ariary d’activités extractives.
Le pays est divisé parce que cette division sert.
Elle empêche l’émergence d’un sentiment de Nation. Elle détourne l’attention vers les tensions ethniques, les querelles politiques stériles, les micro-scandales à courte portée. Pendant ce temps, l’économie souterraine et les flux d’évasion prospèrent. Des rapports comme ceux de l’ONG Publish What You Pay (PWYP) et de la coalition PWYP Madagascar évoquent régulièrement la perte de centaines de millions de dollars chaque année, en raison de flux financiers illicites, d’évasion fiscale et de failles dans la transparence des industries extractives.
Même les récits nationaux sont canalisés. On exalte l’unité mais on invisibilise les producteurs. On parle de souveraineté mais on évite les vrais sujets : à qui appartient la terre ? qui gère les zones économiques spéciales ? qui touche les dividendes des grands projets ?
Ce que le peuple doit savoir
Il n’est pas trop tard. Mais il faut que la société malgache acquière une conscience économique d’elle-même. Que les collectivités, les écoles, les médias, les églises, les plateformes citoyennes, parlent de ces sujets. Que l’on sache combien rapporte une tonne de nickel, qui la transforme, qui en bénéficie. Que l’on sache combien l’État malgache perd en exonérations fiscales chaque année. Que l’on sache qui vend quoi, à qui, et à quel prix.
Il faut créer des espaces de savoir collectif, des centres d’observation citoyenne de l’économie, des réseaux d’éducation populaire sur les enjeux miniers, commerciaux, logistiques.
Le peuple ne pourra revendiquer ce qu’il ignore. Et tant que le savoir circulera uniquement parmi les 2 %, les 98 % resteront instrumentalisés par un système qui les prive d’accès à la connaissance, les écarte des circuits de décision, et les maintient dans une dépendance perpétuelle.
Le savoir, c’est déjà agir…
Rédaction – Diapason
[1] https://www.diapason.mg/madagascar-leconomie-fantome-dune-nation-spoliee/
[2] https://www.diapason.mg/cartographie-economique-des-communautes-une-nation-des-visages/
[3] https://www.diapason.mg/comprendre-la-situation-energetique-de-madagascar/
[4] https://eiti.org/fr/countries/madagascar
[5] : https://pwyp.org/fr/ressources/madagascar-etude-sur-la-fiscalite-miniere-le-cas-de-qmm/
[6] https://www.diapason.mg/madagascar-entre-reves-democratiques-et-concentration-croissante-du-pouvoir/
[7]https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers18-03/010070526.pdf