« Il n’y a pas de phénomène de société, seulement une explication sociétale des phénomènes »
Friedrich Nietzsche
Introduction – La méthode ICECAP : voir sous la surface
L’analyse suivante s’appuie sur la méthode ICECAP, une méthode d’analyse causale créée par les analystes du think tank Diapason, acronyme de Iceberg Causal Analysis Protocol, développée dans l’article « Iceberg inversé – ce que le monde voit, ce que le Malgache ignore » (Diapason, mai 2025). Cette méthode vise à identifier les symptômes visibles, à mettre à jour les causes invisibles, et à les classer selon cinq niveaux d’analyse :
- Partie visible : symptômes sociaux observables
- Partie invisible : causes profondes structurelles
- Source primaire : choix de la gouvernance, pression privée, internationale ou ignorance
- Motivation humaine : ce qui pousse à agir (peur, cupidité, conformisme, résignation…)
- Sujet déclencheur : le mécanisme économique ou structurel à l’origine du blocage
Les deux articles de Joan Razafimaharo (sur la peur de la rétaliation)[1] et du Dr Rigobert Rafiringason (sur l’éducation)[2] constituent un double révélateur d’une même structure d’enfermement à Madagascar.
Analyse ICECAP – La peur de la rétaliation (Joan Razafimaharo)
Partie visible |
Partie invisible | Source primaire | Motivation humaine | Sujet déclencheur (structurel / économique) |
Silence généralisé dans les sphères techniques, artistiques et administratives | Système de répression implicite à travers l’autocensure et les représailles indirectes | Choix de la gouvernance | Contrôle | Absence de mécanismes de protection des voix dissidentes |
Autocensure dans les milieux professionnels | Réseaux d’allégeance informels, intimidation sociale non formalisée | Choix de la gouvernance | Peur / Soumission | Maintien de l’ordre hiérarchique par loyautés informelles |
Isolement après la prise de parole critique | Absence de statut protecteur en cas de dénonciation d’incompétence ou de corruption | Choix de la gouvernance | Contrôle | Inexistence d’un État de droit effectif |
Rupture des alliances et soutien conditionnel des proches | Intérêt personnel supérieur à l’intérêt collectif dans les groupes « alliés » | Pression des intérêts privés | Opportunisme / Préservation | Compromission pour sécuriser un avenir professionnel |
Mise à l’écart progressive après désaccord | Disqualification sociale par la rumeur, la diffamation, la peur d’être associé | Choix de la gouvernance | Contrôle / Intimidation | Absence de sanction contre la violence symbolique |
Recentrage stratégique sous forme de « retrait volontaire » | Tentative de préserver la santé mentale face à un climat délétère institutionnalisé | Méconnaissance / Ignorance | Résignation | Normalisation de la souffrance psychologique dans le travail |
Harcèlement insidieux et discrédit moral | Reproduction des logiques postcoloniales d’autorité verticale, même dans les cercles intellectuels ou militants | Pression internationale (héritée) | Conformisme culturel | Héritage post-colonial non digéré dans les élites locales |
Discours sur l’éthique du silence, du retrait, du discernement | Absence de cadre collectif de reconnaissance du Hasina (autorité morale légitime) | Choix de la gouvernance | Désenchantement | Érosion de la sphère publique comme lieu de délibération libre |
Refus des élites à renoncer à leurs privilèges (appel à un « suicide de classe ») | Fragmentation des élites, refus de solidarité concrète, peur de perdre les bénéfices du système | Pression des intérêts privés | Cupidité | Appropriation privée des ressources symboliques et sociales |
Exemple concret : des journalistes, enseignants ou hauts fonctionnaires mis à l’écart après des critiques légitimes, sans protection ni cadre légal efficace.
Nuage de mots ICECAP : La peur de la rétaliation
Commentaires de synthèse
La peur de la rétaliation est ici le symptôme d’un système autoritaire diffus, dans lequel la parole libre est désamorcée par la crainte sociale plus que par la violence directe.
Les causes profondes relèvent d’un choix de gouvernance, mais aussi d’une pression des intérêts privés (préservation des positions, fuite du coût du courage).
Le sujet déclencheur, souvent économique ou structurel, renvoie à l’absence d’un cadre protecteur, à la non-reconnaissance des résistances morales (Hasina) et à l’internalisation du post-colonialisme dans la reproduction sociale.
La motivation humaine dominante est le contrôle, mais elle se décline en opportunisme, peur, résignation et conformisme, selon les acteurs en jeu.
Analyse ICECAP – L’éducation à Madagascar (Dr Rigobert Rafiringason)
Partie visible | Partie invisible | Source primaire | Motivation humaine |
Sujet déclencheur (structurel / économique) |
Échec manifeste
du système éducatif |
Absence d’une vision
partagée du rôle de l’école |
Choix de la gouvernance | Négligence | Absence de politique éducative cohérente |
Disparition des valeurs comme la discipline, la justice, la responsabilité |
Déconnexion entre savoir, savoir-être et faire-savoir | Choix de la gouvernance | Indifférence | Absence d’investissement
productif dans le savoir |
Démission des parents et dévalorisation de l’école | Perte de sens collectif autour du bien commun | Méconnaissance / Ignorance | Résignation | Non-intériorisation de l’intérêt général dès l’enfance |
Incapacité des citoyens à coopérer efficacement | Individualisme structurel hérité du système éducatif | Pression des intérêts privés | Compétition | Système éducatif valorisant la réussite individuelle au détriment du collectif |
Dégradation des biens publics (vols, vandalisme) | Échec de la formation civique et de l’amour du bien commun | Choix de la gouvernance | Cynisme / Opportunisme | Appropriation privée des ressources communes |
Rejet de l’impôt et du système fiscal | Absence de culture citoyenne fiscalement responsable | Méconnaissance / Ignorance | Méfiance | Système fiscal injuste perçu comme une spoliation |
Tissu économique dominé par l’informel | Échec de la formation à l’esprit d’entreprise et à l’éthique professionnelle | Choix de la gouvernance | Abandon | Économie de survie structurelle non accompagnée |
Violence, incivilités et agressivité chez les jeunes | Système éducatif déconnecté des réalités sociales et émotionnelles | Choix de la gouvernance | Frustration | Exclusion structurelle de la majorité du système économique formel |
Absence de culture de groupe, difficulté à fédérer | Absence d’apprentissage de la coopération dès le jeune âge | Choix de la gouvernance | Individualisme cultivé | Absence de travaux de groupe, pédagogie compétitive |
Scolarité sans finalité économique ni sociale | Rupture entre éducation, emploi, développement national | Pression des intérêts privés | Désengagement élitaire | Éducation réduite à une formalité, non articulée aux besoins de la Nation |
Exemple concret : plus de 1,2 million d’enfants non scolarisés en 2023 ; 65 % des élèves de primaire n’ont jamais fait de travail en groupe.
Nuage de mots ICECAP : L’éducation à Madagascar
Synthèse
L’article met en évidence un effondrement global du système éducatif malgache, non pas par manque d’idées ou de moyens isolés, mais par absence de vision cohérente, de valeurs communes et de finalité sociale intégrée.
La source primaire dominante reste le choix de la gouvernance, souvent couplée à une ignorance collective sur l’impact structurel de l’éducation.
Les motivations humaines sous-jacentes vont de l’indifférence à la résignation, en passant par le cynisme et le repli individuel.
Le déclencheur économique majeur est l’absence d’investissement productif dans le savoir, aggravée par l’exclusion structurelle d’une majorité de la population du projet collectif national.
Analyse croisée – Sociologie d’un effondrement masqué
Élément commun | Chez Joan | Chez Rigobert | Nature du lien |
Silence (symptôme visible) | Silence contraint, autocensure, retrait volontaire | Démission des parents, silence sur les valeurs | Symptôme d’un effacement de la parole responsable |
Mise à l’écart sociale/ isolement | Isolement après prise de parole, disqualification | Isolement du citoyen dans l’action collective | Conséquence du désengagement |
Absence de bien commun | Éclatement des alliances, perte de sens collectif | Incivisme, dégradation des biens publics, rejet du fisc | Absence d’un horizon partagé |
Déficit de gouvernance éthique | Autoritarisme diffus, reproduction des élites | Gouvernance déconnectée, élitisme technocratique | Source structurelle du blocage |
Exclusion structurelle | Disqualification des voix dissidentes | Jeunes exclus du marché, population hors système fiscal | Dynamique d’éviction institutionnalisée |
Désengagement des élites | Refus du « suicide de classe », conformisme | Manque de vision politique, non-application des réformes | Manque de responsabilité stratégique |
Ignorance systémique | Réseaux informels, silence sur les vraies causes | Méconnaissance du rôle de l’éducation | Cécité collective structurante |
Absence d’apprentissage coopératif | Retrait stratégique pour survivre | Absence de culture du travail en équipe dès l’école | Faiblesse de la coopération horizontale |
Manque de finalité commune | Retrait, lassitude, défiance | « On ne sait pas où on va », défaut de cap éducatif | Crise du récit national et du projet de société |
Synthèse
L’analyse croisée révèle un même système de blocage, où :
- la parole libre est marginalisée (Joan) comme la pédagogie de la citoyenneté (Rigobert),
- l’exclusion sociale touche aussi bien les voix critiques que les classes populaires,
- le désengagement des élites empêche toute refonte des institutions,
- et l’ignorance entretenue remplace l’éducation comme levier de transformation.
Ce croisement montre que la peur de s’exprimer (Joan) et l’impossibilité d’agir collectivement (Rigobert) sont deux faces d’un même blocage systémique, qui appelle une refondation à la fois de la parole, de l’éducation et du lien social.
Nuage de mots ICECAP croisé des deux articles (Joan & Dr Rigobert)
Préconisations concrètes – 5 leviers d’action
En considérant que :
- 90 % des Malgaches luttent pour des besoins de base (pyramide de Maslow, niveau 1),
- Moins de 1 % concentre la richesse nationale,
- 9 % cherchent un rôle dans un système flou (cf. Joan),
1. Créer des espaces de parole sans peur
Objectif : restaurer la parole libre, base de toute conscience citoyenne.
Pourquoi ?
La peur de la rétaliation (cf. analyse de Joan) pousse chacun à se taire ou à se replier. Cela empêche l’émergence d’idées collectives et de débats constructifs.
Action concrète :
- Mettre en place des cercles de parole communautaires dans les fokontany : une rencontre par mois, animée par un facilitateur neutre (enseignant à la retraite, diacre, personne respectée localement).
- Organiser des cafés citoyens dans les quartiers urbains : échanges ouverts sur des thèmes concrets (impôt local, sécurité, école, etc.).
- Former des relais de confiance dans chaque commune : des personnes ressources formées à l’écoute, la médiation et la non-violence verbale.
Exemple :
À Ambalavao, une association locale (Tanin-drazana) a instauré une « veillée de la parole » hebdomadaire où jeunes et anciens discutent des décisions communales à huis clos.
2. Transformer l’école en lieu de coopération et d’ancrage civique
Objectif : faire de l’éducation un levier de transformation sociale.
Pourquoi ?
L’école actuelle valorise la performance individuelle. Elle est déconnectée de la vie réelle, ce qui crée de la frustration et du cynisme (cf. analyse de Rigobert).
Action concrète :
- Introduire des projets de groupe dès le primaire : agriculture scolaire, théâtre de rue, budget d’un jardin collectif.
- Former les enseignants à la pédagogie active et collaborative.
- Réintégrer des matières citoyennes (droit, institutions, vie publique) de manière contextuelle.
Exemple :
À Antsirabe, le collège Zoma a lancé un projet où les élèves gèrent une cantine autogérée : les élèves font le budget, passent commande, distribuent les repas.
3. Reconnecter l’éducation à l’économie réelle
Objectif : faire en sorte que ce qu’on apprend serve à vivre et non à fuir.
Pourquoi ?
Aujourd’hui, la formation débouche rarement sur un emploi ou une activité économique. Le lien entre savoir et autonomie est rompu.
Action concrète :
- Créer des écoles métiers de proximité, adossées à des coopératives existantes (agriculture, textile, énergies renouvelables).
- Organiser des marchés du savoir local : les aînés transmettent des savoir-faire utiles (charpente, conservation alimentaire, plantes médicinales).
- Lancer un programme national d’apprentissage rémunéré pour les 16–25 ans dans les zones à forte migration.
Exemple :
À Morondava, des jeunes formés à la réparation de panneaux solaires dans une structure communautaire sont devenus prestataires pour des ONG et villages isolés.
4. Instaurer une fiscalité civique visible et symbolique
Objectif : restaurer le lien entre impôt et bien commun.
Pourquoi ?
Le rejet de l’impôt est massif car il est perçu comme une spoliation sans retour. Pourtant, il pourrait être un levier d’appartenance si visible, juste et local.
Action concrète :
- Instaurer un impôt communautaire volontaire géré au niveau du fokontany : 1 000 Ariary/mois par adulte = fonds pour une action choisie collectivement (banc public, lampe solaire, poubelle).
- Afficher dans chaque quartier un tableau des recettes/dépenses publiques locales.
- Offrir un reçu citoyen avec contrepartie symbolique : nom gravé sur un banc public, accès à un service prioritaire.
Exemple :
À Mahajanga, un quartier populaire a cofinancé des lampadaires solaires avec un micro-prélèvement mensuel, en autogestion avec le chef de fokontany.
5. Mobiliser les 9 % comme catalyseurs de transformation
Objectif : responsabiliser ceux qui ont reçu, sans culpabilisation mais avec exigence.
Pourquoi ?
9 % de la population est éduquée, connectée ou insérée. Cette frange est trop souvent neutre, en retrait ou tournée vers l’extérieur. Elle peut devenir un levier.
Action concrète :
- Créer un réseau national de formateurs de conscience citoyenne, issus de la société civile, de l’université ou du monde associatif.
- Lancer des incubateurs sociaux dans les régions pour aider les jeunes à créer des initiatives économiques collectives.
- Mettre en place des obligations de transmission : les diplômés bénéficiaires de bourses doivent animer 10 séances annuelles dans leur commune d’origine.
Exemple :
À Fianarantsoa, l’initiative Fianaralab forme des jeunes diplômés à devenir animateurs locaux sur les sujets de démocratie, développement local et fiscalité.
Conclusion
Ce que disent Joan et Rigobert, chacun à leur manière, c’est que Madagascar n’est pas en crise. Elle est en fragmentation avancée, privée de récit, d’école vivante et de parole libre.
Tant que les causes invisibles continueront d’agir, les symptômes visibles ne feront que changer de visage.
Ce texte fait écho au constat plus large selon lequel les solutions structurelles à Madagascar ne viendront ni d’en haut, ni de l’extérieur.
Comme l’a montré l’analyse croisée, la fragmentation sociale est alimentée non seulement par une gouvernance déficiente, mais aussi par une dépendance à une aide internationale qui entretient un pouvoir en recherche de légitimité.
L’aide étrangère, telle qu’elle est administrée, devient un symptôme de blocage, non une voie de libération.
Le véritable levier de transformation réside dans la responsabilisation intérieure : éducation coopérative, parole libre, initiative économique locale, transparence fiscale.
La refondation nationale ne viendra que si le peuple malgache est reconnu comme acteur central de son propre destin.
Nietzsche nous avertissait : il ne faut pas traiter les phénomènes, mais comprendre les forces qui les produisent. C’est là que commence la refondation d’une Nation.
Rédaction – Diapason
[1] https://www.diapason.mg/la-peur-de-la-retaliation/
[2] https://www.diapason.mg/leducation-a-madagascar/