ans l’univers extraverti de la com, les « 10 stratégies de manipulation de masse » font figure de référence, bien que le célèbre linguiste (américain) Noam Chomsky, dont l’œuvre a inspiré la liste, a nié avoir commis cette compilation[1]. On ne prête qu’aux riches, tant il est vrai que cet auteur, devenu le porte-étendard de l’esprit critique post marxiste, a su décortiquer les process de manipulation dont les élites usent – et abusent – pour asseoir leur pouvoir.
En politique, comme en toute chose, la stratégie a recours à des mécanismes spécifiques, pensés pour parvenir aux résultats attendus. La manipulation de masse désigne l’ensemble des techniques utilisées pour influencer, de manière souvent dissimulée ou biaisée, les opinions et les comportements d’un grand nombre de personnes. Contrairement à une information honnête ou à une argumentation rationnelle, la manipulation cherche à orienter sans convaincre, en jouant sur les émotions, les peurs ou les réflexes cognitifs des individus.
Le rôle crucial qu’elle joue dans la formation des opinions peut avoir des conséquences significatives sur le fonctionnement démocratique, plus particulièrement quand les médias sont sous contrôle, des pouvoirs publics comme des intérêts privés qui ont généralement pignon sur rue.
- Définition et origines historiques
Quand on évoque la manipulation de masse, on pense immédiatement à Gustave Le Bon (1841-1931) qui avait développé des analyses sur le comportement des foules et leur susceptibilité
à l’influence (Psychologie des foules, 1895)[2]. L’anthropologue explique les comportements irraisonnés des foules par le fait que des individus réunis ne raisonnent pas de la même manière que s’ils étaient seuls. Il établit qu’une foule est une entité psychologique particulière, irréductible aux individus qui la composent et qu’il faut, par conséquent, l’analyser comme telle. « Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action », grâce à ce qu’il appelle l’« unité mentale des foules ».
De même, au début du XXe siècle, Edward Bernays (1891-1995), considéré comme le père des relations publiques, développe des techniques de persuasion de masse en s’appuyant sur la psychologie et la psychanalyse. Il publie, en 1928, son bestseller Propaganda[3], dans lequel il affirme : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ».
- Mécanismes
Solomon Asch (1907-1996), pionnier de la psychologie sociale, a démontré la tendance des individus à aligner leurs opinions sur celles du groupe, même contre leur propre jugement. Au-delà de cet effet de conformisme, le process s’appuie également sur ce que les experts appellent des biais cognitifs, qui sont des mécanismes de pensée à l’origine d’une altération du jugement. On citera notamment le biais de confirmation (d’hypothèse), qui traduit une tendance naturelle chez les êtres humains à privilégier les informations qui confortent leurs préjugés et leurs convictions, ou encore l’effet Dunning-Kruger, mécanisme par lequel les personnes les moins qualifiées d’un groupe tendent à surestimer leur compétence, des individus en surconfiance, en somme, car « l’ignorance engendre la confiance en soi plus souvent que la connaissance » (Charles Darwin).
Plus grave, les réseaux sociaux offrent une tribune où toutes les voix semblent avoir une valeur équivalente, phénomène qui est à l’origine d’une égalisation apparente entre experts et amateurs. Ainsi, une opinion non informée peut atteindre des millions de personnes en quelques heures, et les conséquences sont souvent irréversibles. « Les algorithmes des plateformes favorisent souvent les contenus polarisants ou émotionnels, qui captent davantage l’attention que les analyses nuancées »[4]. L’érosion du discernement collectif est une autre conséquence préoccupante dans la mesure où les affirmations non vérifiées finissent par être perçues comme des vérités quand elles sont répétées et partagées massivement[5].
- Les stratégies de manipulation en politique
Les études sur le sujet ont dégagé les principaux éléments pour distinguer la manipulation politique d’un simple effort de communication.
Il y a, tout d’abord, l’asymétrie d’information, empruntée à l’économie et aux études de marché, qui est illustrée par le fait que les citoyens ne disposent pas, en règle générale, des outils pour décoder les intentions derrière un message, alors que, d’un autre côté, les politiques s’entourent de spécialistes du marketing, des données et de la communication. À rapprocher du recours à des figures d’autorité, ou à des « experts », pour légitimer un récit, quand bien même celui-ci serait partiel ou orienté.
Le ciblage émotionnel figure également en bonne place dans la liste des outils utilisés : la peur, la colère ou l’espoir sont des leviers puissants. Un message qui fait vibrer la corde sensible a plus de chances d’être retenu, et relayé, qu’un raisonnement logique.
Et, surtout, il y a la simplification du réel. Les discours manipulateurs tendent à réduire la complexité du monde à des oppositions binaires : eux vs. nous, le bien vs. le mal, le peuple vs. les élites, etc.
Ces méthodes visent à produire une illusion de libre choix, alors que l’opinion est guidée à son insu par des mécanismes psychologiques et médiatiques soigneusement orchestrés. Il ne s’agit pas simplement de faire connaître un point de vue, mais de produire du consentement, voire de le simuler, notamment par la diffusion de messages simplifiés, par l’exclusion de certains discours contradictoires ou par la création d’un climat affectif favorable à une idéologie.
À l’échelon au-dessus, vous avez la propagande (diffusion d’informations, vraies ou fausses) et la désinformation (diffusion délibérée de fausses informations pour tromper) érigées en com officielle, toujours dans le but d’influencer l’opinion publique. À l’ère du « full numérique », ces pratiques se manifestent par les « fake news » et autres « deepfakes » – fausses nouvelles lancées en connaissance de cause dans le champ médiatique. Il s’agit de productions, souvent à haute dose, émanant de petites mains utilisées dans les fermes à trolls. Madagascar n’est pas en reste dans ce domaine, loin s’en faut !
- Contrôle des médias et instrumentalisation de la pauvreté
Le rôle central des médias, servant tantôt d’outils de propagande, tantôt de vecteurs de désinformation, est apparu clairement lors de la crise majeure de janvier 2009, marquée par le renversement du président Marc Ravalomanana et l’accession au pouvoir d’un autre chef d’entreprise, Andry Rajoelina alors maire d’Antananarivo. Tous deux ont utilisé leurs empires médiatiques pour influencer l’opinion publique, ce qui a exacerbé les tensions et contribué à la polarisation de la société.
L’indigence intellectuelle, inhérente au niveau global de pauvreté, accroît la vulnérabilité de la population aux manipulations politiques. Les politiciens exploitent souvent cette précarité pour mobiliser les foules en leur faveur, utilisant des incitations financières ou matérielles (distribution de produits de première nécessité) pour obtenir du soutien. Cette stratégie a été observée lors des crises successives, où les citoyens, en proie à des difficultés économiques, deviennent des proies faciles pour les acteurs politiques qui cherchent à les instrumentaliser à des fins partisanes.
Comme on pouvait s’y attendre, la manipulation de masse a eu des répercussions profondes sur la société malgache, notamment en termes de confiance envers les institutions, de cohésion sociale et de participation citoyenne. Les crises répétées, et de plus en plus rapprochées dans le temps, ont engendré une lassitude et une méfiance généralisées, affectant la stabilité du pays et entravant son développement. Les citoyens, souvent pris entre des intérêts politiques divergents, peinent à discerner les informations fiables, ce qui complique leur engagement dans la vie publique.
- Contenir les effets de la manipulation de masse
La manipulation de masse trouve un terreau fertile dans les sociétés où l’éducation est déficiente et la pauvreté exploitée à des fins de contrôle. Les individus, privés des outils nécessaires pour analyser et critiquer l’information, deviennent plus vulnérables aux discours simplistes et aux promesses fallacieuses. Cette situation perpétue un cycle où l’ignorance et la précarité sont utilisées pour maintenir des structures de pouvoir inégalitaires.
Pour rompre ce cercle vicieux, il est impératif de promouvoir une éducation accessible et de qualité qui développe l’esprit critique et l’autonomie intellectuelle. Des études montrent qu’une année supplémentaire de scolarité peut augmenter les revenus individuels d’environ 10 %[6], contribuant ainsi à réduire les inégalités économiques et à renforcer la résilience face à la manipulation.
Vaste sujet que l’éducation, qui avait d’ailleurs fait l’objet d’une conférence Diapason, le 27 juin 2024[7], au cours de laquelle plusieurs solutions ont été proposées. On citera notamment le renforcement de la formation des enseignants, l’adoption des méthodes pédagogiques éprouvées internationalement et la garantie d’une utilisation efficiente des ressources financières. Les experts suggèrent également de maintenir un principe de continuité dans les politiques éducatives quel que soit le régime en place afin de prévenir les interruptions qui ont déjà coûté au pays des décennies de progrès.
Cette politique éducative appelle, bien évidemment, des mesures d’accompagnement et non des moindres. En particulier, il est essentiel de mettre en place des politiques sociales qui atténuent la pauvreté et réduisent la dépendance des citoyens envers des systèmes qui les exploitent. Cela inclut l’accès à des services publics de qualité, la protection des droits fondamentaux et la promotion de l’équité sociale.
De même, et c’est un vœu pieux, la transparence des institutions et la responsabilisation des dirigeants (redevabilité) sont cruciales pour restaurer la confiance du public et encourager une participation citoyenne active. En cultivant une société informée, critique et solidaire, on peut raisonnablement espérer pouvoir réduire l’impact de la manipulation de masse et construire, pourquoi pas, un avenir plus juste et démocratique.
Rédaction – Diapason
[1] Jean Bricmont : https://www.legrandsoir.info/A-propos-des-dix-strategies-de-manipulation-de-masses-attribue-a-Noam-Chomsky.html
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_des_foules_(livre)
[3] https://www.editionsladecouverte.fr/propaganda-9782355220012
[4] https://www.observatoire-ocm.com/management/ultracrepidarianisme/
[5] Ibid.
[6] https://www.banquemondiale.org/fr/news/opinion/2018/06/18/human-capital-gap
[7] https://www.diapason.mg/4eme-conference-table-ronde-quid-de-leducation-a-madagascar-video/ https://www.diapason.mg/4eme-conference-table-ronde-quid-de-leducation-a-madagascar-video/