Date : 12/09/25
Introduction
Madagascar a célébré en 2025 ses 65 années d’indépendance. Pourtant, au-delà des commémorations officielles, une question obsède : que signifie réellement ce mot dans la vie quotidienne des Malgaches ? Les symboles sont bien présents – un drapeau, un hymne, un siège à l’ONU – mais l’indépendance reste largement théorique. L’économie, l’éducation, la langue du pouvoir et les trajectoires présidentielles révèlent une souveraineté limitée, une illusion plus qu’une conquête.
Cette radioscopie propose une lecture anthropologique et critique des réalités malgaches, en se concentrant sur cinq dimensions : la nationalité et le parcours des présidents, le contrôle étranger des secteurs clés, la formation des élites administratives, le rôle du français comme langue dominante dans les hautes fonctions, et enfin la division du pays en ethnies. Ces cinq angles révèlent une architecture de fragmentation où l’élite francophone reste connectée à Paris et aux multinationales, tandis que la majorité vit en marge de l’État et de ses codes.
Nationalité et trajectoires des présidents malgaches
La trajectoire des présidents de Madagascar incarne à elle seule les ambiguïtés de la souveraineté. Le cas le plus emblématique est celui du Président Andry Rajoelina, naturalisé français en 2014 avec sa famille alors qu’il résidait dans l’Hexagone après la crise de 2009. Cette naturalisation a été confirmée par le Conseil d’État français (Journal officiel, 2014). En 2023, lorsqu’il se présente à l’élection présidentielle, plusieurs opposants contestent sa candidature, estimant qu’un chef d’État malgache ne peut être citoyen d’un autre pays. La Haute Cour Constitutionnelle (décision n°18-HCC/D3 du 12 juin 2023) valide finalement sa candidature, estimant que la double nationalité ne constituait pas une infraction au code de la nationalité.
Ce précédent est inédit en Afrique : un président en exercice qui détient aussi la nationalité de l’ancienne puissance coloniale. Cette situation alimente le discours d’“indépendance fictive” et jette une ombre sur la légitimité symbolique de l’État. Lors de la présidence tournante de la SADC en 2025, ce paradoxe a été relevé par de nombreux observateurs : un président français à la tête d’une organisation panafricaine censée défendre les intérêts du continent (Diapason, Madagascar et la présidence de la SADC – Prestige contre pauvreté[1], sept. 2025).
Mais ce n’est pas un cas isolé. Le premier président, Philibert Tsiranana (1960-1972), avait effectué ses études à Montpellier et noué des liens étroits avec l’Union française. Ses accords économiques et politiques étaient largement arrimés à Paris (Revue Politique Africaine, 1986). Albert Zafy (1993-1996), médecin formé en France, incarne cette élite intellectuelle marquée par la culture académique française. Marc Ravalomanana (2002-2009), sans être français, travaillait avec de grandes entreprises hexagonales via son groupe Tiko.
Ces trajectoires montrent que le pouvoir malgache reste profondément connecté à la France, que ce soit par des filiations symboliques, des réseaux académiques ou des intérêts économiques. La conséquence est claire : la souveraineté politique demeure fragile, prisonnière de liens structurels hérités de l’histoire coloniale.
Les secteurs clés sont contrôlés par des entreprises étrangères
La dépendance se lit surtout dans la sphère économique. Tous les secteurs stratégiques sont dominés par des multinationales.
- Énergie : JIRAMA, entreprise publique, survit grâce aux producteurs indépendants (IPP). Symbion Power (USA/Maurice) et le projet hydroélectrique de Volobe financé par EDF, Stoa et Axian, illustrent cette emprise. Les centrales thermiques fonctionnent avec le fuel de TotalEnergies (France) et Vivo Energy (Shell, UK). (Diapason, Comprendre la situation énergétique de Madagascar[2], 2025).
- Mines : Ambatovy, plus grand investissement étranger (8 milliards USD), est détenu par Sherritt (Canada), Sumitomo (Japon) et Korea Resources (Corée du Sud). QMM – Rio Tinto exploite l’ilménite à Fort-Dauphin, avec seulement 20 % de participation de l’État (Friends of the Earth, 2022). Base Toliara (Australie) reste suspendu après contestations sociales, tandis que le graphite attire des compagnies chinoises (Tirupati).
- Télécommunications : Orange Madagascar est une filiale d’Orange France, Airtel appartient au groupe indien Bharti Airtel, Yas (ex-Telma) est contrôlée par le groupe mauricien Axian. (ARTEC, Rapport 2022).
- Banques : BNI appartient à BPCE (France), BFV-SG – reprise par la Banque Populaire, en 2024 – était une filiale de la Société Générale, BOA dépend de BMCE (Maroc). (Banque centrale de Madagascar, Rapport 2023).
- Agro-industrie : la filière vanille est dominée par Symrise (Allemagne), Firmenich (Suisse) et McCormick (USA). Le clou de girofle et les huiles essentielles sont captés par des traders indiens et chinois. (Diapason, Cartographie économique des communautés[3], 2025).
Résultat : les richesses créées sur la Grande Île profitent surtout aux actionnaires étrangers. L’État détient rarement plus de 20 % des parts, et les conventions minières ou fiscales réduisent les retombées budgétaires. Comme le souligne L’iceberg inversé[4] (Diapason, 2025), Madagascar est riche mais les Malgaches vivent pauvres, car la rente nationale s’évapore vers l’extérieur.
Formation des hauts fonctionnaires en France
L’un des piliers de la dépendance est intellectuel. Après 1960, Madagascar a conservé l’architecture éducative héritée de la France. Les hauts fonctionnaires ont continué à être formés à l’ENA, à Sciences Po, à l’ENS ou dans les facultés françaises de droit, d’économie et de médecine. Cette reproduction a façonné une élite “francisée” qui pense et agit selon les codes français (Roubaud & Razafindrakoto, IRD, 2018).
En 2022, plus de 3 500 étudiants malgaches étaient inscrits dans des établissements français (Campus France, Chiffres clés 2022). La majorité se dirige vers le droit, l’économie, la science politique ou la médecine, autant de filières qui alimentent ensuite la haute fonction publique. Plusieurs ministres récents en témoignent : Richard Randriamandrato (Finances, Sciences Po Paris), Hajo Andrianainarivelo (Aménagement, études de droit en France), Rindra Rabarinirinarison (Économie, doctorat en France).
Les universités locales – Antananarivo, Fianarantsoa, Toamasina, Mahajanga, Toliara – restent dépendantes de coopérations extérieures (IRD, CNRS, AUF). L’Agence universitaire de la Francophonie (AUF, 2020) note que la recherche nationale est peu financée et rarement indépendante.
Conséquence : seuls ceux qui maîtrisent la langue et les codes français accèdent aux postes de pouvoir. L’État se reproduit dans un cercle fermé, accentuant la fracture avec la majorité malgachophone.
La langue officielle dans les hautes fonctions : le français
La langue est un autre révélateur de cette dépendance. Depuis la Constitution de 2010, le malgache et le français sont langues officielles. Entre 2007 et 2010, l’anglais avait été ajouté avant de disparaître. En théorie, le bilinguisme est garanti. En pratique, le français domine partout.
- Administration : lois, règlements, appels d’offres et notes techniques sont rédigés en français. (Constitute Project, 2010).
- Justice : la formation et la pratique du français juridique sont institutionnalisées (Programmes officiels, 2020). Historiquement, le droit colonial a imposé le français comme langue des juridictions (Marcus & Martin, 2004).
- Éducation : l’enseignement supérieur, notamment en droit, médecine et sciences politiques, est dispensé en français (AUF, 2020).
Ce choix linguistique a des implications politiques. Il crée un biais d’accès aux droits et aux services publics pour les citoyens non francophones, malgré le bilinguisme de droit. L’élite francophone contrôle les institutions, tandis que la majorité malgachophone est tenue à l’écart. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF, Rapport 2022) souligne le poids institutionnel du français dans le pays.
La fracture est double : linguistique et sociale. Comme l’a analysé L’économie fantôme d’une nation spoliée[5] (Diapason, 2025), la gouvernance dans une langue étrangère entretient une invisibilité démocratique.
Le pays divisé en 18 ethnies, réuni par le français
- Enfin, la dimension ethnique prolonge cette fragmentation. La colonisation a institutionnalisé la division en 18 ethnies distinctes – Merina, Betsimisaraka, Sakalava, Betsileo, Antandroy, etc. – alors que les identités étaient auparavant plus fluides (Raison-Jourde, Les Souverains de Madagascar, 1983).
- Les Français ont exploité l’opposition entre “côtiers” et “hauts plateaux” pour gouverner plus facilement (Randrianja, Sociétés et politique à Madagascar, 2001). Après l’indépendance, Philibert Tsiranana s’est présenté comme le président des “côtiers” face aux Merina d’Antananarivo (Frémigacci, Madagascar, les années Tsiranana, 2014). Aujourd’hui encore, les élections sont marquées par des logiques ethno-régionales. Richard Marcus et Frédéric Martin (African Studies Review, 2004) montrent que les affectations de postes sont analysées selon l’équilibre ethnique.
- Dans ce contexte, le français a servi de ciment artificiel, une langue commune pour une élite divisée. Mais ce ciment est fragile : il unifie en excluant, en renforçant la dépendance culturelle vis-à-vis de l’ex-colonisateur.
Conclusion
Cette radioscopie met à nu une évidence : Madagascar reste un pays fragmenté où l’indépendance n’a pas été traduite en souveraineté réelle. Les présidents partagés entre deux nationalités, les secteurs stratégiques contrôlés par des capitaux étrangers, les hauts fonctionnaires formés en France, l’usage du français dans l’État et la division ethnique héritée de la colonisation dessinent les contours d’une dépendance persistante.
Rompre avec cette architecture ne signifie pas effacer l’histoire, mais choisir d’inventer un futur. Cela implique de reprendre la maîtrise des ressources, de renforcer les universités locales, et surtout de concilier intelligemment les langues de gouvernance : le malgache comme langue de citoyenneté et d’accès aux droits, et le français comme langue d’ouverture internationale et de coopération. L’enjeu n’est pas de substituer l’une à l’autre, mais de construire un bilinguisme fonctionnel qui unit au lieu de diviser, loin de la malgachisation autoritaire et destructrice imposée par le passé.
Il ne s’agit pas de célébrer une indépendance de façade, mais de construire une souveraineté vécue. La lucidité est la condition de la dignité : Madagascar ne pourra se projeter dans l’avenir que lorsqu’il aura reconnu et brisé les chaînes invisibles qui l’entravent encore.
Rédaction – Diapason
[1] https://www.diapason.mg/la-presidence-de-la-sadc-prestige-contre-pauvrete/
[2] https://www.diapason.mg/comprendre-la-situation-energetique-de-madagascar/
[3] https://www.diapason.mg/cartographie-economique-des-communautes-une-nation-des-visages/
[4] https://www.diapason.mg/liceberg-inverse-ce-que-le-monde-voit-ce-que-le-malgache-ignore/
[5] https://www.diapason.mg/madagascar-leconomie-fantome-dune-nation-spoliee/