Entre stagnation, spoliation et espoirs de transformation

Cinquante ans de croissance au ralenti : données clés

Évolution du PIB réel et du PIB par habitant (1971-2023)

Depuis son indépendance, Madagascar a connu une croissance économique erratique, fortement dépendante des chocs politiques internes, des crises climatiques et des cycles de rente. Les données du PIB par habitant, corrigées de l’inflation, montrent une réalité frappante : le pays a stagné pendant cinq décennies, avec même des périodes de régression.

Les ruptures suivantes sont particulièrement notables :

Pendant ce temps, la croissance démographique est restée constante, maintenant une pression structurelle sur le revenu par habitant. Résultat : la majorité de la population vit aujourd’hui avec un pouvoir d’achat inférieur à celui des années 1970.

Graphique : Évolution comparée du PIB par habitant (1971–2023)

Graphique de comparaison entre Madagascar, Rwanda, Sénégal, Maurice

 

Graphique : Croissance annuelle moyenne du PIB par période présidentielle

Ce graphique confirme un fait central : la performance économique de Madagascar est profondément corrélée à son instabilité politique et institutionnelle. À cela s’ajoute une faiblesse structurelle de l’État à capter, redistribuer et transformer la richesse.

Exportations : richesses invisibles, flux détournés

Composition et dynamique des exportations

Madagascar semble modeste sur les marchés mondiaux. Pourtant, la structure de ses exportations est plus riche qu’il n’y paraît :

Secteur Produits dominants % estimée des exportations totales
Mines Nickel, cobalt, graphite, ilménite 30-35 %
Agriculture Vanille, girofle, litchis 20-25 %
Textile Vêtements (zones franches) 20-25 %
Services BPO Centres d’appel, digital 5-10 %
Pêche, bois Crevettes, bois précieux <5 %

Ces produits sont exportés sans transformation locale majeure, dans des circuits souvent exclus du système fiscal malgache[1].

L’économie invisible : les ressources non déclarées

Comparaison avec la RDC

Élément Madagascar RDC
Ressources principales Nickel, cobalt, graphite, terres rares, or Cobalt, cuivre, or, coltan, diamants
% de recettes minières perdues 50-80 % (estimations Diapason + ITIE) 60-85 % (Congo Research Group, Resource Matters)
Acteurs dominants Ambatovy, Base Resources Glencore, China Moly, Gécamines

La comparaison avec la RDC montre que Madagascar pourrait perdre chaque année 400 à 700 millions USD de recettes non déclarées. Si l’on applique une fiscalité de 15 à 20 %, cela représente 60 à 140 millions USD/an de recettes fiscales perdues.

Cas Apple et offshorisation

Un iPhone vendu à 1 000 USD ne laisse que 30-50 USD à la Chine qui l’assemble[2]. De la même façon, Madagascar exporte de la vanille, du textile ou du nickel sans capter la valeur finale.

Produit Valeur à Madagascar Valeur finale mondiale % captée localement
Vanille 100-200 USD/kg 2 000-4 000 USD/kg <10 %
Nickel 15 000 USD/T 30-40 000 USD/T ≈3-5 %
T-shirt 1,2 USD 12-20 EUR ≈1-2 %

Application d’une fiscalité de 18 % (moyenne africaine 18%)

Valeur exportée réelle Manque à gagner fiscal (18 %)
12 milliards USD 1,87 milliard USD
16 milliards USD 2,59 milliards USD

Ce manque à gagner fiscal équivaut à 75 à 100 % du budget de l’État.

Projection 2023–2033

Sur 11 ans, Madagascar pourrait perdre plus de 25 milliards USD si aucune réforme n’est engagée.

Facteurs structurels de blocage

Faiblesses institutionnelles et gouvernance extractive

Le développement économique de Madagascar est largement entravé par la configuration et l’usage des institutions. L’exécutif concentre le pouvoir sur les organes clés : douanes, fisc, secteur minier, justice. Cette domination empêche toute autonomie des organes de contrôle et affaiblit les contre-pouvoirs.

Le législatif, censé incarner la nation, reste aligné sur l’exécutif, tandis que la justice demeure dépendante des autorités politiques, ce qui entrave la lutte contre les abus liés aux ressources.

Dans ce contexte, les institutions ne servent plus l’intérêt général : elles canalisent les flux vers des intérêts privés. L’administration devient un relais entre ces intérêts et l’État, renforçant l’opacité au lieu de garantir la transparence.

Pouvoir Rôle constitutionnel État réel d’indépendance
Exécutif Dirige la politique, applique les lois Concentration maximale
Législatif Vote les lois, contrôle l’action du gouvernement Alignement quasi systématique
Judiciaire Applique les lois, sanctionne les abus Dépendance administrative

Ce tableau montre que les équilibres entre pouvoirs sont théoriques, mais que leur fonctionnement réel empêche toute correction des déséquilibres économiques ou toute régulation des flux de rente.

Blocages géographiques, sociaux et culturels

Plusieurs facteurs structurels non économiques freinent directement le développement de Madagascar. Ils relèvent de la géographie, du tissu social, des représentations culturelles et du rapport entre citoyens et institutions.

  1. Insularité et enclavement territorial

Malgré sa taille, Madagascar reste peu connectée. Les ports sont sous-équipés, les routes dégradées, et les régions mal reliées, ce qui freine l’intégration nationale et augmente les coûts logistiques. À l’inverse, le Rwanda, pourtant enclavé, a investi dans des connexions régionales à fort impact.

  1. Fragmentation sociale et identitaire

La diversité culturelle devient un frein en l’absence d’un projet national partagé. Cela renforce les clientélismes et la méfiance envers les institutions centrales. Le Sénégal, lui, a su construire un imaginaire collectif plus inclusif.

  1. Urbanisation peu productive

Madagascar reste rurale et son urbanisation est peu structurée. Antananarivo souffre d’un sous-investissement chronique, là où Dakar ou Kigali sont devenues des pôles économiques dynamiques.

  1. Culture de la défiance envers l’État

L’absence d’État-providence a installé une culture de débrouille. L’administration est vue comme un obstacle, pas comme un appui. Cela réduit la demande citoyenne de transparence et bloque la construction d’un État moderne.

  1. Retard numérique et énergétique

Moins de 20 % de la population a accès à l’électricité, et moins de 10 % à Internet. Ce double retard empêche l’insertion dans l’économie moderne, là où d’autres pays africains en font des leviers majeurs.

En résumé, Madagascar souffre :

Cette combinaison maintient la majorité de la population à l’écart du développement formel.

Faible capacité fiscale et souveraineté limitée

Avec un taux de pression fiscale autour de 10 à 11 % du PIB, Madagascar se situe très en dessous de la moyenne africaine (18-20 %). Cela s’explique par :

Selon les dernières données disponibles :

Année Nombre de contribuables Source
2010 853 280 undp.org
2014 616 107 undp.org
2020 751 000 actu.orange.mg
2021 722 725 imf.org
2022 1 437 824 newsmada.com
2023 1 518 203 newsmada.com

Malgré cette amélioration récente, cela représente moins de 14 % de la population active estimée à plus de 11 millions de personnes. Autrement dit, 86 % des citoyens en âge de travailler ne participent pas directement à l’impôt, souvent en raison de l’économie informelle, de la précarité des statuts ou d’une absence de couverture fiscale efficace. Sur 10 ans : que gagnerait Madagascar si elle résolvait ces blocages ?

Si Madagascar atteignait progressivement les standards moyens africains sur ces trois points (administration fiscale renforcée, réduction des exonérations injustifiées, élargissement de l’assiette fiscale à 25-30 % de la population active), le pays pourrait avoir cette croissance :

· Projection sur 10 ans des recettes fiscales récupérables si Madagascar corrige ses blocages

Année Hypothèse basse (1,5 Md USD/an) Hypothèse haute (2,0 Md USD/an)
2024 1,5 milliard USD 2,0 milliards USD
2025 3,0 milliards USD 4,0 milliards USD
2026 4,5 milliards USD 6,0 milliards USD
2027 6,0 milliards USD 8,0 milliards USD
2028 7,5 milliards USD 10,0 milliards USD
2029 9,0 milliards USD 12,0 milliards USD
2030 10,5 milliards USD 14,0 milliards USD
2031 12,0 milliards USD 16,0 milliards USD
2032 13,5 milliards USD 18,0 milliards USD
2033 15,0 milliards USD 20,0 milliards USD

Cet afflux de ressources permettrait :

• De doubler les budgets de la santé, de l’éducation et de l’énergie,
• D’investir dans les infrastructures rurales et la transition énergétique,
• De renforcer durablement les institutions publiques.

La clé ne réside pas seulement dans l’aide extérieure, mais dans la mobilisation des richesses internes et l’intégration citoyenne au contrat fiscal.

Aujourd’hui, l’État malgache manque de souveraineté fiscale, limitant sa capacité à investir ou arbitrer. À l’inverse, certaines multinationales pèsent plus qu’un ministère grâce à leur pouvoir de négociation.

Comparaisons régionales : trajectoires différenciées

Le Rwanda : résilience et État stratège

Entre 2010 et 2023, le Rwanda a affiché une croissance moyenne de 7,4 %, avec une baisse en 2020 (-3,4 %) suivie d’un fort rebond (+10,9 % en 2021), démontrant sa résilience institutionnelle.

Points clés :
• Zones économiques spéciales comme Kigali,
• Plus de 60 % des services publics numérisés,
• Mobilisation fiscale dépassant 16 % du PIB.

Le Rwanda prouve qu’un État visionnaire et numérisé peut croître fortement, même sans grandes ressources naturelles.

Le Sénégal : stabilité démocratique et diversification

Entre 2010 et 2023, le Sénégal a enregistré une croissance moyenne de 5,4 %, atteignant 7,2 % en 2017 et 6,9 % en 2018, avant un repli à -1,3 % en 2020, suivi d’un rebond à 6,1 % en 2021.

Projets clés :
• Train Express Régional (TER),
• Gisements de gaz au large de Saint-Louis,
• Parc Technologique de Diamniadio.

Grâce à ses infrastructures modernes et sa stabilité démocratique, le Sénégal attire les IDE tout en impliquant sa population dans les politiques publiques.

Maurice : la montée en gamme d’un pays insulaire

À l’indépendance, Maurice était proche de Madagascar : économie agricole et peu industrialisée. Aujourd’hui, c’est une économie de services à forte valeur ajoutée, portée par la finance, le numérique et le tourisme. Ce progrès s’appuie sur la stabilité politique, un bon système éducatif et une ouverture économique ciblée.

Dans les années 1990, Maurice a délocalisé une partie de son textile vers Madagascar, attirée par le faible coût du travail. Cela a profité aux zones franches malgaches, mais sans réel transfert de savoir-faire ni propriété locale. Madagascar est resté un sous-traitant à bas coût, sans intégration durable dans les chaînes de valeur mondiale.

Leçon : une île peut réussir avec stabilité, qualité et stratégie, mais doit aussi capter localement les bénéfices de la sous-traitance étrangère.

L’Éthiopie : industrialisation dirigée par l’État

Entre 2010 et 2019, l’Éthiopie a enregistré une croissance annuelle de 8 à 10 %, avant de ralentir à 5-6 % après 2020. Ce dynamisme repose sur une stratégie industrielle assumée.

Mesures phares :

• Grand Barrage de la Renaissance (hydroélectricité),
• Parcs industriels intégrés (textile),
• Infrastructures ferroviaires et routières.

L’Éthiopie prouve qu’un État peut bâtir des chaînes de valeur locale et exporter massivement s’il suit une stratégie cohérente, même sans démocratie libérale.

Cela montre que Madagascar peut lui aussi rompre avec la stagnation, s’il combine vision, stabilité et intégration régionale.

Figure 1 : https://www.diapason.mg/the-covid-effect-translated-into-gdp-per-capita-growth-annual/

Quel potentiel réel pour Madagascar ?

Malgré des décennies de stagnation, Madagascar dispose de leviers puissants pour changer de trajectoire. Ces leviers ne résident pas uniquement dans ses ressources naturelles, mais surtout dans sa capacité à réorganiser son économie autour de six axes complémentaires :

  1. Une jeunesse à valoriser

Avec plus de 60 % de la population âgée de moins de 25 ans, Madagascar dispose d’un atout démographique majeur. Investir dans l’éducation, la formation professionnelle et le numérique permettrait de créer une main-d’œuvre apte à intégrer les chaînes de valeur modernes.

  1. Un potentiel énergétique stratégique

Le pays dispose de plus de 403 sites hydroélectriques identifiés (7 800 MW), d’un ensoleillement abondant et d’un potentiel éolien. Pourtant, plus de 60 % de l’énergie vient encore de carburants fossiles importés. Développer l’hydroélectricité et le solaire permettrait de réduire les coûts, d’industrialiser les campagnes, d’attirer des industries vertes et de renforcer l’indépendance énergétique.

  1. Une reterritorialisation de l’économie

L’économie reste concentrée à Antananarivo. Miser sur les territoires, c’est :
   • Identifier les potentiels régionaux,
   • Développer infrastructures locales (routes, électricité, numérique),
   • Offrir des incitations ciblées,
   • Former localement et encourager les partenariats public-privé,
   • Créer un fonds de développement territorial.

  1. Une fiscalité plus inclusive

Une meilleure couverture des actifs, la digitalisation du fisc et la fin des exonérations injustifiées pourraient doubler les ressources publiques en 10 ans, notamment pour améliorer les services en zones rurales.

  1. Une diplomatie économique offensive

           Revoir les accords fiscaux, commerciaux et miniers pour garantir :
            • Transformation locale,
            • Transferts technologiques,
            • Retombées fiscales,
• Évaluation transparente des contrats.

Lutter contre la captation des richesses

Il faut :
  • Identifier les bénéficiaires récurrents des rentes publiques,
  • Imposer la transparence sur les gros contribuables,
  • Créer une instance indépendante sur les biens mal acquis,
  • Impliquer la société civile dans le contrôle fiscal et budgétaire.

Ces leviers supposent un changement de cap : passer d’une économie d’extraction externe à une stratégie de transformation souveraine, centrée sur la jeunesse, les territoires et l’intelligence collective.

Conclusion

Ce document met en lumière la singularité malgache dans la région : un pays riche en ressources, mais mal structuré pour en tirer parti. L’analyse montre que la stagnation n’est pas une fatalité, mais le résultat d’un système de captation, d’évitement fiscal et d’absence de vision planificatrice.

Pour en sortir, il ne s’agit pas de copier des modèles étrangers, mais de bâtir une stratégie ancrée dans les réalités du pays. Madagascar a les atouts : jeunesse, ressources, culture ouverte. Ce qui manque, c’est une volonté politique forte autour d’un projet collectif.

Mais rien ne sera possible sans s’attaquer à la racine de la spoliation. Tant que la corruption ne sera pas ciblée, en identifiant les bénéficiaires, les circuits de prédation et en appliquant des règles de transparence, les réformes resteront lettre morte.

Ce rapport propose des leviers d’action. Il n’a pas réponse à tout, mais appelle à une réorientation fondée sur l’intérêt général. Le redressement passera par une mobilisation collective et une reprise de confiance entre les citoyens et leurs institutions.

[1] https://www.diapason.mg/madagascar-leconomie-fantome-dune-nation-spoliee/

[2] https://www.diapason.mg/madagascar-pion-vulnerable-ou-piece-maitresse-sur-lechiquier-mondial/

 

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Comité de Rédaction